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La porte de sortie

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Avec Yasharili (1)

Écartant le rideau d’entrée d’un geste hautain, il pénètre soudainement dans le salon blanc. Sans prendre le temps de s’asseoir, avant même que Yasharili ne se soit agenouillée pour le saluer avec déférence, il s’exclame, presque réprimandeur.

« N’était-il pas convenu que tu viennes hier, Yasharili ?
— Oui, Ranaja, mais hier n’était pas un jour favorable pour que je mette le nez dehors. Ce ne sont pas les astres qui me l’ont indiqué, mais ma propre intuition. Le messager n’est donc pas passé te l’annoncer ? Mieux vaut pour ses oreilles que je ne lui mette point la main dessus. On leur octroie cependant une rétribution bien confortable à ces chenapans ! À qui peut-on faire confiance, de nos jours ! »

Tandis que, tout en se justifiant, elle prend le temps de faire sa révérence avec une dévotion certaine, il l’observe, sans l’écouter. Il laisse son regard glisser sur ses longs cheveux droits et dénoués, noirs comme une nuit sans lune. Avec sa robe sombre, son foulard violacé, nonchalamment lâché sur les épaules, et ses colliers de perles aux tons obscurs, tout en elle contraste avec insolence sur l’arrière plan d’ivoire. Peu séduit par le style de l’accoutrement de sa visiteuse, il laisse éclater sa pensée.

« Te voilà devenue une vraie sorcière !
— Qu’est-ce qui t’incite à croire cela ?
— Vois comment tu te fagotes ! Tes tenues insensées sont chaque fois plus horrifiantes !
— Voyons, mon cher Ranaja. Tes vêtements sont tout ce qu’il y a de plus éminent et de plus noble. Ils ne font pas pour autant de toi un être noble ! »

Le jeune esclave qui, à l’instant, s’approche pour apporter le thé au maître et à sa convive, demeure soudainement terrifié, comme si la responsabilité de ces propos lui revenaient. Néanmoins, Ranaja accueille toujours avec mansuétude une parole qui sort de cette bouche. Il n’en demeure toutefois pas moins froissé ; la voyante vient de mettre le doigt sur l’un de ses points faibles. De fait, il se sent contraint à son tour à une justification.

« J’ai, certes, la réputation d’être un dur en négoces, et d’être parfois un peu brutal en dires et en gestes, mais ne t’y trompes pas ; mes actes ne sont pas à blâmer, ni mes pensées, d’ailleurs ! Je n’use que de mon pouvoir pour mener à bien mes affaires, et jamais n’ai recours à la fourberie. Si je fais usage de la force, ça n’est que lorsque le respect n’est pas manifeste à mon égard. Mes esclaves n’ont pas à se plaindre de leur maître. Tous sont même heureux de me servir !
— Simplement parce qu’ils savent que s’ils étaient vendus à l’un ou l’autre des grands propriétaires de la bourgade, leur condition serait probablement plus douloureuse.
— Tu le dis toi-même ; les autres sont pires !
— Ce qui implique nullement que tu sois un bon maître.
— Qu’en sais-tu, dans le fond ?
— Un bon maître n’a pas d’esclaves ! À la rigueur quelques épouses, et des employés rémunérés.
— Tu vas bientôt m’exhorter à la générosité.
— Sois rassuré, je n’irai pas jusque-là !
— Saches toutefois qu’à ce propos… »

De sa main épaisse, le maître fait signe à la diseuse de bonne aventure de s’approcher tout près de lui, puis se met à lui chuchoter à l’oreille.

« Que cela reste bien entre nous. Il m’est arrivé une chose surprenante, il y a quelques jours à peine. Comme j’ai maintes fois entendu le récit de gens à qui l’acte de charité apportait tant de joie et de bien-être, je voulais voir quel effet ce geste si stupide et si rabaissant était réellement capable de procurer. Ainsi, alors que je revenais de ma tournée habituelle, en empruntant une ruelle du quartier des lavoirs, j’ai aperçu un jeune mendiant en guenilles, la peau sur les os, assis sur la terre brûlante. Il était sans force, la tête tombée entre ses genoux. Seule sa main semblait présente, posée sur ses pieds, la paume vers le ciel. Je me suis approché, puis après avoir bien pris soin que personne ne puisse m’apercevoir, j’ai lâché une pièce d’argent dans la main du pauvre, avant de poursuivre aussitôt mon chemin, comme si de rien n’était. Eh bien, Yasharili, le plus incroyable, c’est que rien qu’à l’idée que ce misérable crasseux puisse manger à sa faim durant une demie lune en conséquence de ce simple geste a engendré en moi quelques ondes de plaisir !
— Voilà qui est merveilleux ! Tout à fait merveilleux !
— Fort heureusement, cela n’a pas duré. Je me suis vite senti normal de nouveau. »

Ranaja répondait comme s’il n’entendait pas l’emportement d’enthousiasme de la voyante. Pour marquer son désir de clore le sujet, il vide bruyamment son verre de thé, le fait tinter d’un geste vif sur la table d’argent posée devant lui, et laisse échapper un long râle de satisfaction, comme pour happer toute l’attention de sa convive sur son goût pour le thé. S’installe un long silence, durant lequel le gros propriétaire demeure très songeur, le regard bien différent de celui qu’il arbore lorsqu’il réfléchit à ses affaires, selon l’astrologue, qui l’observe alors avec attention.

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